Comment s’aider lorsque nous vivons un choc culturel inversé ?
Dans un précédent article, nous avons défini ce qu’était le choc culturel inversé et tenté de mettre des mots sur les difficultés que le « revenant » pouvait vivre. Nous avons vu que l’expatriation et le voyage étaient des expériences uniques qui viennent transformer un individu. Nous allons maintenant regarder de plus près quelles sont les conséquences du retour dans nos relations aux autres et à nous-mêmes pour pouvoir gagner des clés afin de surmonter cette transition.
Les répercussions des réaménagements identitaires …
… dans le rapport aux autres
Des tensions peuvent émerger dans nos relations aux autres. Après des années de séparation, d’absence plus ou moins longues, enfin, l’enfant, la soeur, l’oncle ou le meilleur ami revient. On s’attendrait à une explosion de joie, à une curiosité sans fin pour tout ce que celui-ci a vécu. Et pourtant les témoignages sont tout autres. Souvent les « revenants » vivent ici une première déception : ils ne se sentent pas compris et ont le sentiment que leurs proches ne sont pas intéressés par ce qu’ils ont vécu.
Aussi, la famille et/ou les amis s’attendent à retrouver la même personne qu’avant le voyage. Il peut y avoir l’imaginaire que les relations reprendront là où elles s’étaient suspendues, comme si elles avaient été juste mises en veille pendant le temps de l’expatriation. Or les individus – des deux côtés – ont évolués durant ces mois ou années. Afin de faire place aux transformations qui ont eu lieu, la relation se doit également d’évoluer.
Il s’agit de briser de vieux schémas et dynamiques relationnels qui ont été instaurés dans le passé et qui aujourd’hui deviennent emprisonnants. Cela peut être difficile pour un parent de voir son enfant revenir adulte et d’accepter que celui-ci n’a plus besoin de lui. Parfois l’expatriation est le seul moyen pour un enfant de s’extirper de la pression familiale et sociétale. En effet, les expatriés peuvent profiter de l’éloignement pour se découvrir et se rendre compte de qui ils sont une fois sortis du système sociétal et familial (Joly, 2012).
En revenant, en montrant qui il est devenu, en apportant du neuf à l’ancien, en refusant de se plier à « comment-c’était-avant », le « revenant » bouleverse les règles tacites des schémas relationnels. Son attitude peut alors déranger puisqu’elle vient chambouler les systèmes de valeurs et de représentations des proches retrouvés. S’il est compréhensible et acceptable pour un étranger de se comporter différemment, puisque son étrangeté, sa bizarrerie, peut être attribuée au fait de sa non-appartenance à la culture ; cela ne l’est pas pour un membre de la même culture (Hammer et al., 1998).
… dans le rapport à soi
En conflit avec son entourage et avec la société, le revenant voit son besoin d’appartenance mis à mal. Que faire alors ? Se conformer pour appartenir au risque de se renier ? Ou assumer sa différence au risque de s’isoler ? Comment concilier ces deux besoins fondamentaux : celui de faire partie d’une communauté et celui d’être reconnu comme un être unique ?
Cette tension entre « se conformer » et « se différencier » peut créer des guerres de loyauté au sein de l’individu. La cohabitation de multiples identités n’est pas toujours pacifiste et l’une mène la guerre à l’autre. Le « revenant » pourrait avoir le sentiment de trahir soit son ancien moi soit son nouveau moi.
Les groupes culturels auxquels nous appartenons vivent aussi à l’intérieur de nous : nous possédons des images internes de nos différents groupes d’appartenance. Toutes ces catégories auxquelles une personne s’identifie cohabitent et ont différentes exigences.
Par exemple, mon identité en tant que « française du sud » peut entrer en collision avec mon identité en tant qu’« allemande ». Je vous laisse imaginer quelle part de moi sera paniquée après deux minutes de retard (sans vouloir nourrir les clichés, mais oui, j’ai constaté que la notion de ponctualité était différente) !
Ces représentations, ces instances à l’intérieur qui viennent à se battre, dans une lutte de fidélités, créent des frictions identitaires, permettant en même temps la décomposition et la recomposition de l’identité.
Parfois, cette tension est tellement insupportable que la personne peut se « couper » d’une part d’elle-même. Nous parlons en psychologie de « faux-self ». Cette personnalité de « façade », ce masque que nous mettons alors est une tentative de protection et de sauvegarde de son « vrai moi ». Celui-ci ne peut pas s’exprimer pleinement car il est contraint de se soumettre aux exigences de l’extérieur. Mais le prix à payer est élevé : s’oublier, renier ce qui nous rend unique entraîne souvent de la souffrance. Heureusement, cette souffrance vient révéler la force de la personne : quelque chose à l’intérieur d’elle est encore là et cherche à se révéler.
L’opportunité derrière la crise
Les événements récents de la crise sanitaire du CoVID 19 nous l’aurons bien démontré : derrière chaque crise se cache aussi une chance d’apprendre à se connaître, de se transformer et de grandir. D’ailleurs, l’idéogramme chinois pour « crise » est la combinaison de deux symboles : « danger » et « opportunité ».
Il est vrai que l’expatriation et le voyage représentent une rupture et le retour vient réveiller des conflits inconscients et parfois douloureux. Mais le retour représente également une tentative de réconciliation avec l’entourage, la culture, son histoire et soi-même. Le retour, éprouvant, peut être transformateur et permettre à l’individu de faire des choix et ainsi devenir acteur dans sa vie, en apprenant à articuler ses différents besoins.
Le retour, en réactivant des conflits autant familiaux que psychiques offre la possibilité de « réparer » certaines problématiques jusque-là évitées. Si l’expatriation pouvait être une fuite pour certains, le retour est alors une confrontation et par conséquent, une chance d’affronter ces problématiques « laissées derrière soi ». On dit parfois que les problèmes nous suivent, où que l’on aille. Dans tout les cas, tant que les problèmes n’auront pas été confrontés, il y aura toujours le risque qu’ils ressurgissent « out of nowhere ».
Que ce soit au niveau familial ou relationnel, la distance engendrée par l’expatriation permet au « revenant » de prendre du recul sur ses relations et de les voir d’un nouvel œil. Il peut alors décider de ne plus se faire happer par des schémas relationnels parfois dysfonctionnant ou de changer ses manières d’interagir.
Le retour n’exige pas seulement de revenir au statu quo mais nous demande de redéfinir le concept de « chez soi », de rencontrer ce « nouveau moi » façonné par le voyage. C’est une opportunité unique pour prendre du recul et découvrir qui nous sommes et créer une vie qui nous correspond.
Remise à plat, nouveau départ, désintégration positive… Le retour, par la déconstruction des normes culturelles, permet de faire « table rase » et d’instaurer de nouveaux schémas relationnels, comportementaux ou de pensées. La clé est la conscience que nous posons sur nos vécus. Le choc culturel inversé, en tant que crise, nous offre cet espace où une reconstruction est possible. Il nous propose de nous re-créer et de choisir, consciemment et de façon responsable, la manière dont nous voulons agir et être.
Nous sommes tous humains
L’expérience du voyage, en bouleversant et en remettant en question notre vision du monde nous invite à repenser celle-ci. La prise de conscience que la perception du monde est en partie construite par la culture plutôt que naturelle ou innée, transforme l’individu au plus profond de son être. Grâce aux comparaisons qu’il peut maintenant émettre, l’individu peut reformuler sa vision du monde pour la rendre plus inclusive, ouverte, réfléchie, et consciente.
De nombreuses recherches ont montré que les personnes ayant vécu à l’étranger étaient plus cosmopolites, moins ethnocentrées, plus tolérantes envers la différence (Montuori et Fahim, 2004), capables de créativité (Maddux, 2010), de prendre des décisions dans des situations ambivalentes, de poser les bonnes questions (plutôt que de connaître les bonnes réponses), de voir une situation sous plusieurs angles, de tolérer l’ambiguïté et enfin de se montrer plus patients (Adler, 1986).
Plus que membre d’un groupe ou d’une culture locale, la personne devient alors membre de l’espèce humaine et se sent reliée à tout être humain, dépassant les différences construites par des systèmes de représentations et de valeurs.
Il s’agit ainsi de passer d’une identité monoculturelle à bi- voire multiculturelle, c’est-à-dire que le revenant peut acquérir des compétences interculturelles et développer sa tolérance face à la diversité. En acceptant la différence pour découvrir les ressemblances des êtres humains, il devient peut-être un hybride d’une nouvelle humanité, où chacun a sa place en tant qu’être. Il s’agit de penser hors des structures et des catégories déjà existantes, par rapport à un monde global. Le besoin d’appartenance ne se satisfait plus via la culture. Pourquoi ne pas s’identifier à l’humain, tout simplement ? Voilà ce que nous partageons tous : l’humanité. L’atypicité devient une richesse et la différence une chance de créer des liens et de co-construire avec l’Autre, différent, une nouvelle réalité commune.
Comment s’aider au retour ?
Bon, mais comment faire de ce moment difficile une possibilité de croissance ?
Il s’agit d’abord de donner une nouvelle signification au retour. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Beaucoup pensent le retour comme une période sans mouvement, ennuyante, où rien ne se passe, un temps mort, voire une période angoissante où l’on suffoque avec des personnes qui semblent étroites d’esprit… bref, rien de bien excitant.
Et si nous posions un autre regard sur le retour ? (La métaphore qui suit vient du livre de Cate Brubaker, voir bibliographie à la fin.)
Imaginez que vous partez pour un road-trip de plusieurs mois. Ce n’est pas possible de conduire sans vous arrêter de temps en temps. Cela ne mènerait qu’à des accidents et deviendrait franchement ennuyeux. Alors de temps en temps, il est nécessaire de faire une pause sur une aire d’autoroute. Pour boire un café, manger un bout, fermer un peu les yeux, vérifier le GPS, regarder le photos prises sur la route…
Même si à ce moment-là vous n’avancez pas sur votre route, vous savez que cette pause est essentielle. Vous n’avez pas peur de ne jamais repartir, non ?
Vous savez que faire une pause est ce qui va vous permettre de repartir de plus belle.
Maintenant imaginez que vous vous arrêtez à cette aire d’autoroute, et pendant que tout le monde profite agréablement de cette pause, vous restez inconfortablement assis dans la voiture, impatient de repartir, regardant l’heure toutes les minutes et pestant contre les autres. Tout ça parce que vous avez peur que si vous descendez de la voiture, cela veut dire que vous ne repartirez pas. Absurde, dis comme ça, non ?
Voilà comment beaucoup de « revenants » pensent le retour. Si physiquement ils sont de retour, ils sont mentalement et émotionnellement restés à l’étranger.
Et si à la place de se lamenter, vous utilisiez la chance qu’est cette pause ? Le retour offre un moment de calme, de réflexion, de ressourcement après une expérience à l’étranger. L’aborder de cette manière permet d’en tirer le plus de profit afin de pouvoir penser à la suite ! C’est un lieu qui vous permet de repartir de plus belle, rechargé, revigoré, prêt pour de nouvelles aventures (qu’elles soient ici ou ailleurs !) ! (Brubaker, 2018)
Pour cela, quelques conseils concrets :
- Soyez au clair avec ce que vous ressentez : explorez ce que vous fait vivre le retour. Observez-vous. L’exploration continue, mais elle devient intérieure !
- Trouvez ce que vous aimiez dans les voyages et comment amener cela dans votre quotidien.
- Ne restez pas seul : entourez vous de personnes bienveillantes et partagez votre expérience. De nombreux groupes existent sur les réseaux sociaux.
- Renseignez-vous pour mieux saisir ce que vous vivez.
Vous trouverez par exemple sur le site Retour en France, toute une communauté et plein d’article pour mieux comprendre le phénomène.
Le site Small Planet Studio (anglophone) propose de nombreuses ressources pour faire face à la transition.
Si le retour est trop difficile, tournez vous vers des professionnels de santé, spécialisés dans l’accompagnement des personnes en transitions. Vous trouverez notamment un annuaire de soin sur le site Retour en France.
Je propose également des accompagnements au retour d’expatriation, basé sur mon vécu personnel et ma formation en Psychologie et Psychothérapie.
C’est parti pour une nouvelle aventure… intérieure mais tout aussi riche !
Bibliographie :
Adler, N. J. (1981). Re-Entry: Managing Cross-Cultural Transitions. Group & Organization Studies 6(3), 341‑356. https://doi.org/10.1177/105960118100600310
Brubaker, C. (2018). The re-entry roadmap: Finding your best next step after living abroad.
Hammer, Mitchell R.; Hart, William; Rogan, R. (1998). Can you go home again? An analysis of the repatriation of corporate managers and spouses. Retrieved May 26, 2019, from The Free Library (January, 1) website: https://www.thefreelibrary.com/Can you go home again? An analysis of the repatriation of corporate…-a020873039
Joly, A. (2012). Comprendre le cycle émotionnel des expatriés de longue durée pour mieux le gérer. Gestion, 37(2), 54. https://doi.org/10.3917/riges.372.0054
Maddux, W. W., Adam, H., & Galinsky, A. D. (2010). When in rome . . . learn why the romans do what they do: How multicultural learning experiences facilitate creativity. Personality and Social Psychology Bulletin, 36(6), 731–741. https://doi.org/10.1177/0146167210367786
Montuori, A., & Fahim, U. (2004). Cross-cultural encounter as an opportunity for personal growth. Journal of Humanistic Psychology, 44(2), 243–265. https://doi.org/10.1177/0022167804263414